Ernest Dutoit

Les silences d'un historien romain
En revanche, l'Histoire romaine contient des textes nombreux où Tite-Live note et peint des silences. Rien, dirait-on, ne lui semble plus apte que la notation d'un silence pour créer une atmosphère, caractériser une situation, dévoiler les secrètes agitations de l'âme ou de l'esprit. "Le silence classique de l'émotion" (Baudelaire, La Fanfarlo), cet historien très artiste en connaît la valeur et le rôle aussi bien qu'un auteur dramatique ou un romancier moderne. C'est à tel point que, devant la variété et la précision des formules employées par Tite-Live pour marquer les nuances diverses du silence, nous fûmes tenté un moment de donner comme titre à ces quelques notes : "Le clavier des silences, d'après Tite-Live", en nous rappelant un mot de Giraudoux dans Sodome et Gomorrhe : "... ce silence qui est le clavier ouvert aux voix intérieures".
(...)
Plus aigu, plus mystérieusement muet est le silence d'une ville abandonnée par ses habitants à l'approche de l'ennemi. Le consul L. Postumius, durant la guerre contre les Samnites (294), arrive un matin devant Feritrum. Pas un soldat sur les remparts, pas une arme, bouclier ou javelot, qui brille sous le soleil : silentium vastum in urbe (10, 34, 6). Le vide, une vaste étendue dépeuplée et silencieuse. Mais ne serait-ce pas un faux silence, un silence trompeur ? Non. Les éclaireurs envoyés en reconnaissance à l'intérieur de la ville ont gagné un point d'où ils avaient la vue dans toutes les directions: 
redierunt rettuleruntque ... se ... longe lateque silentium ac solitudinem vidisse (§10).
Dans cette solitude, les pas des lourds légionnaires creusent le silence et l'appesantissent. Silentium vastum : telle est pour nous la première touche du clavier livien, une note de basse, dont les harmoniques les plus élevés évoquent l'allègre rumeur d'une petite ville blottie naguère dans la paix, la chanson des métiers, les pas sonnant clair sur les dalles usées...
Ernest Dutoit, "Silences, dans l'oeuvre de Tite-Live", dans : Mélanges offerts à Jules Marouzeau, Les Belles-Lettres, Paris, 1948, p. 141-142.

Lettre d'Emile Gardaz à Ernest Dutoit
Ce que depuis longtemps je voulais vous dire, c’est ma gratitude qui doit beaucoup plus à la vérité et à l’affection qu’à la politesse. Votre article de la Liberté (Frères comme ça) était certes flatteur. Je l’ai pris comme un encouragement prodigué par quelqu’un qui a donné le meilleur de lui-même pour nous aider à devenir un peu quelqu’un aussi. En vous envoyant ce petit livre qui devrait être suivi d’autres, j’avais le sentiment de retrouver mon maître et en même temps l’envie de réussir l’examen – qui avec vous n’a jamais rien eu de scolaire… car à quelques jours de mes quarante ans, faisant le point, je retrouve à chaque coup, côté positif du bilan, ce que je dois au Saint-Michel d’Ernest Dutoit, d’Armand Pittet, de Strub, Gremaud et autres compagnons toujours présents de nos premiers voyages.
Ce qui m’arrive maintenant ? La plume quotidienne et nourricière. Trois billets par semaine, dans la feuille d’Avis de Lausanne, quelques émissions satiriques à la radio. (un pari sur le temps, et un bon moyen d’entretenir ses réflexes et son humilité !!) Aussi des dramatiques t.v. et radio.
Vivre de sa plume au pays des Helvètes est à la fois ingrat et grisant. Ce qui manque le plus, c’est le temps de la réflexion, le temps de se remettre en question et d’aller ailleurs s’il le faut chercher le moyen d’être homme parmi les hommes. (Je n’aime pas le mot de recyclage.)
Nos employeurs ne se soucient aucunement de ce que nous sommes. Nous sommes en fait des pourvoyeurs d’antenne et de colonnes, régis par un paternalisme aussi souriant que détestable. Qui voudrait mieux connaître les princes qui nous gouvernent n’aurait qu’à lire le « Principe de Peter » paru aussi au livre de Poche, récemment. Ce principe est quasiment vérifié chaque jour : « tout homme tend à atteindre son niveau d’incompétence » ! (je crois).
Rassurez-vous, cher monsieur l’abbé, je ne suis pas amer, mais combien de milieux chez nous ne sont-ils pas envahis par l’abstraction sinistre, l’ « administrationite », le respect borné des hiérarchies, alors que le dynamisme créateur est le plus souvent assimilé à une poussée d’acné juvénile.
Je suis en Grèce, pour la neuvième fois – la Grèce, encore quelque chose que je vous dois. Après Athènes, Delphes, Épidaure, Leucade, Nauplie, c’est Zanthe, île riche de la mer ionienne, pleine de montagnes, de criques, de vignes, de dindons et de vaches fribourgeoises. Avec un couple d’amis, Françoise – ma femme, Jean-Christophe et Sophie, je laisse filer le temps, et attends devant le littoral où je dors les plus belles îles qui sont, le soir, celles de la mémoire.
Avec ma reconnaissance et ma fidèle affection. Emile Gardaz.
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